Fantômes
1. La
vieille dame de Littledean
L’ancienne tour de Littledean,
baignée par la Tweed, a longtemps été hantée par l’esprit d’une vieille
dame qui de son vivant avait été une femme avide et cupide, opprimant
particulièrement les pauvres gens. La tradition affirmait qu’elle avait
amassé beaucoup d’argent par sa parcimonie et par des extorsions et que
c’était à cause de cela qu’elle ne pouvait pas trouver le repos dans sa
tombe. En dépit de son fantôme, pourtant, un laird et sa famille
emménagèrent à Littledean Tower. Cet homme n’avait aucun reproche à faire
à ce domicile et n’était pas le moins du monde sensible au surnaturel ou à
ses émanations. Un samedi soir, pourtant, l’une de ses jeunes domestiques
qui nettoyait les chaussures dans la cuisine, aperçut soudainement un
reflet brillant sur le sol. Comme elle l’observait, il disparut, et à sa
place, elle vit une vieille femme drappée dans un châle marron qui
grommelait qu’elle avait froid et lui demandait de la mener près du feu
pour qu’elle se réchauffe. La jeune fille accepta volontiers et voyant que
les chaussures de sa visiteuse étaient humides et que ses orteils
pointaient à l’extérieur bleuis par le froid, elle lui offrit très
naturellement de sécher et de nettoyer ses chaussures. Ce qu’elle fit. La
vieille dame, touchée de cette attention, lui avoua sans détour qu’elle
était l’apparition qui hantait la maison.
- Mon or ne me laissera pas en repos
tant que je ne vous aurai pas dit où il se trouve. Il est sous la plus
basse marche de l’escalier de la tour. Conduisez le laird à cet endroit et
répétez-lui ce que je vous dis. Puis déterrez le trésor et remettez-le lui
en mains propres. Dites-lui d’en faire deux parts : qu’il en garde une en
tant que propriétaire actuel ; qu’il partage l’autre en deux et vous en
donne une moitié : vous la méritez car vous êtes bonne et serviable ; et
qu’il donne l’autre moitié aux pauvres de Maxton, aux vieils gens, aux
orphelins et à tous ceux qui sont dans le besoin. Faites cela pour que je
puisse enfin trouver le repos ; je demeurerai enfin dans ma tombe et ne
reviendrai plus hanter cette maison avant le jour du jugement."
La jeune fille se frotta les yeux,
regarda à nouveau et constata que la vieille dame était partie !
Le lendemain matin, la jeune
domestique conduisit son maître à l’endroit qui lui avait été indiqué et
lui dit ce qu’il dissimulait. Elle déplaça la marche révélant le trésor.
Il le partagea conformément aux directives reçues. Le laird, qui disposait
d’une grande famille de robustes garçons et de filles souriantes,
n’éprouva aucune difficulté à trouver un emploi à sa part du trésor. La
jeune domestique, si richement dotée trouva un bon mari la même année. Les
pauvres de Maxton, pour la première fois de leur vie, remercièrent la
vieille dame de Littledean ; et plus jamais, l’ancienne tour ne fut
troublée par des fantômes ou des apparitions.
2. La grotte du prince Charles
Au sommet de Meilchan, à environ
trois cents mètres de la route qui relie Rannoch et Dalnacardoch, se
trouve une grotte, dans laquelle on prétend que le gentil mais malchanceux
prince Charles Edward Stuart s’est caché pour attendre le bateau qui
devait le conduire en France. Après l’horrible massacre de Culloden Moor -
plus connu localement sous le nom de Drumossie - il erra dans les
Highlands à la manière d’un lièvre poursuivi par des chiens. Poursuivi par
la terrible meute du duc de Cumberland, il tenta plusieurs évasions sur le
fil du rasoir et fut maintes fois à deux doigts d’être capturé. Mais il ne
me semble pas nécessaire de revenir ici sur les nombreuses mésaventures de
ce prince malchanceux. Il suffit de rappeler que chassé et traqué comme il
l’était, il parvînt à glisser entre les doigts de ses ennemis, et que
l’année suivante, il trouva refuge en France. Sur tout le territoire
d’Ecosse, l’expression "Gentil prince Charlie" est un terme familial ; et
dans toute Albion, sa renommée est évoquée en chansons and en histoires.
La grotte du prince Charlie se
trouve au sommet d’une petite colline verte. C’est une grotte de solides
pierres calcaires. Elle est d’un accès relativement difficile et
passablement périlleux, son entrée étant submergée par les eaux et sa
voûte extrêmement basse.
Pour autant que je sache, cette
grotte n’a jamais été complètement explorée bien que cette exploration ait
été maintes fois tentée ; la dernière en date de ces tentatives remonte à
douze ou quatorze ans.
Un jeune gentilhomme, membre d’une
société de chasse, se porta volontaire pour y descendre et pour ce faire,
dut se déplacer à quatre pattes à l’intérieur de la grotte.
Sa sortie fut beaucoup plus rapide
que son entrée. Il réapparut devant ses camarades blême et tremblant. On
lui demanda ce qu’il avait vu ou entendu. Il déclara qu’il avait vu, tapi
au plus profond de la grotte la silhouette d’un homme grand et maigre vêtu
du costume traditionnel des Highlands ; il semblait le menacer s’il
pénétrait plus avant dans la grotte.
La rumeur prétend que cette grotte
possède d’autres entrées, quelque part en direction du Loch Chon. Ainsi
situé sur un sol moussu et perfide, cet endroit voit l’intérêt qu’on lui
porte accru par la présence de quelques rares personnes déterminées à
tourmenter les visiteurs.
3. The Thurso Merchants Wraith
Richard Sinclair, négociant dans la
ville de Thurso, rentrait un soir chez lui accompagné de son domestique.
En arrivant à la rivière qui contournait la ville, ils trouvèrent son
niveau gonflé par les chutes de pluie et son courant beaucoup plus rapide
que d’habitude. Ce dernier semblait rendre impossible le passage à gué.
Pourtant, le maître en voyant cela mit pied à terre, confia son cheval à
son domestique et monta sur le sien, avec lequel il entra dans la rivière.
Il fut aussitôt désarçonné, et emporté par les flots, se noya. Sa femme,
ignorant tout de cela, en passant d’une pièce à une autre de sa maison,
vit Mr. Sinclair monter l’escalier pour se rendre dans sa chambre. Elle
demanda à une servante de lui porter une chandelle et d’allumer le feu. La
servante se pressa d’obtempérer mais lorsqu’elle pénétra dans la pièce,
elle ne trouva personne. En moins d’une heure, la rumeur se répandit en
ville que le négociant s’était noyé.
4. Un mariage contrarié
Une jeune fille avait été promise
très tôt à un jeune homme de bonne famille de Lewis. Ils étaient issus
tous deux du même milieu social. Un devin qui fréquemment venait rendre
visite à la famille lui répétait qu’elle n’épouserait jamais cet homme. Le
soir même où le prêtre vînt pour les unir, alors même que les deux futurs
époux étaient déjà habillés en vue de la cérémonie et qu’ils attendaient
que celle-ci débute, le devin répéta ce qu’il avait si souvent dit. La
nuit était tombée et la future mariée sortit un instant de la pièce. Elle
se retrouva nez-à-nez avec un jeune homme, qui à la tête d’une douzaine de
personnes, s’empara d’elle, la mena à un bateau tout près de là et la
conduisit à une île à quelque distance du continent. Ils y demeurèrent
jusqu’à ce qu’ils soient mariés, accomplissant ainsi la prédiction du
devin.
5. La dague
(The Whinger)
Un pair de cette nation était un
matin dans sa chambre à coucher assisté par un groupe de personnes quand
l’un de ses domestiques lui apporta un manteau neuf. Un gentleman de
l’assistance s’écria soudainement : "Par la grâce de Dieu, my Lord,
retirez ce manteau !" Comme on lui demandait des explications, il dit
qu’il avait vu une dague ou un poignard planté dedans au niveau du coeur.
Le pair du royaume estimant cette remarque de la plus haute fantaisie, lui
répliqua : "Ce manteau m’a été confectionné sur mesure très honnêtement et
je ne vois rien qui m’empêcherait de le porter." Le gentleman insista à
nouveau et le supplia sérieusement de ne pas le porter. Pendant cette
discussion, l’épouse du Lord qui ne se trouvait pas très loin, pénétra
dans la pièce et mise au fait du sujet du débat, parvînt à convaincre son
époux de se plier à la suggestion du gentleman. Il finit par accepter. Un
moment plus tard, l’un des domestiques vînt trouver la dame et lui dit que
si elle souhaitait lui donner le manteau, il le porterait. Elle céda à sa
requête. La nuit suivante, il reçut un coup de poignard à l’endroit exact
indiqué par le gentleman le matin même.
6. Le drap cousu
- The Winding Sheet
Je m’étais décidé à rendre visite à
un gentleman anglais, Sir William Sacheverill, qui avait reçu pour mission
de l’Amirauté britannique de mettre tous ses moyens disponibles pour
dénicher or ou pièces de monnaie ou tout autre chose du même genre dans un
des navires de l’Armada espagnole, qui avait été coulé dans la baie de
Topper-Mory, dans le Sound of Mull. Nous étant mis d’accord sur le nombre
d’hommes qui devaient m’accompagner, j’avais recruté moi-même un garçon
solide que je connaissais. Une heure avant l’embarquement, une femme, qui
était aussi l’une de mes domestiques, parla à l’un des membres de mon
équipage, et lui ordonna de me dissuader de me faire accompagner par ce
garçon, sinon je prendrais le risque de ne pas le ramener vivant. Le marin
lui répondit qu’il ne pouvait pas se permettre de me déranger avec de
semblables sornettes. J’entrepris mon voyage et naviguais à travers la
baie de Topper-Mory. Je demeurais deux ou trois nuits avec le gentleman
généreux et intègre qui avait par lui-même collecté un certain nombre
d’observations sur la Seconde Vue dans l’Ile de Man ; nous comparâmes nos
notes, puis je pris congé de lui. Pendant ce temps, mon homme tomba malade
victime d’un violent afflux de sang. Le vent se mit de travers de sorte
que je ne pouvais plus ni poursuivre à la voile, ni poursuivre à la rame.
Le garçon mourut dans mes bras la onzième nuit de sa maladie. Le lendemain,
le vent redevînt favorable et le marin auquel l’incident avait été prédit
me raconta toute l’histoire quand il sut qu’elle s’était vérifiée. Je
ramenais le cadavre du garçon à mon bord. Lorsque nous eûmes accosté, je
le fis enterrer. Puis je fis venir la femme. Je lui demandais comment elle
avait pu prévoir la mort du garçon. Elle me dit qu'elle n'avait eu aucune
certitude mais qu'elle avait vu, deux jours avant que je n’entreprenne mon
voyage, le garçon qui se promenait avec moi dans les champs, cousu dans un
drap des pieds à la tête et que comme elle n’avait jamais vu cela
auparavant que concernant des hommes qui peu de temps après mouraient,
elle en avait déduit que lui aussi allait mourir d’ici peu.
7. Obsèques anticipées
Groul, de Mininish, fut témoin d’un
exemple singulier de don de seconde vue. Un jour que le temps était
agréable, le témoin de ce phénomène, décidant d’en profiter, faisait donc,
une petite promenade de santé dans les champs. Comme c’était un homme d'un
âge avancé et qu’il se sentait légèrement fatigué de son exercice, il fit
une pause sur les bords du petit ruisseau qui longeait la grand-route. De
cet endroit, il avait sur la campagne environnante une perspective
agréable. Peu de temps après qu'il se fut assis, il aperçut une personne
qu’il connaissait venir dans sa direction. Il lui proposa de se reposer un
instant près de lui-même, dans cette solitude agréable. Quelques instants
après, son compagnon se révéla être possesseur du don de seconde vue,
lorsqu’il montra à Groul un petit groupe d’hommes, avec un cadavre dans un
cercueil, qui était en train de traverser la rivière qui suit la vallée et
lui dit qu’un autre était sur le point d’apparaître sur le chemin qui
conduit de Breattle au cimetière, celui-ci étant dans leur champ de
vision. Il aperçut en même temps, un grand rassemblement qui approchait
venant de Harport, de l’autre côté de la vallée. Il observa alors - c’est
ce qu’il crut voir - que le premier groupe posait le cercueil pour venir
rejoindre la multitude qu’ils suivirent jusqu’à ce qu’ils atteignent
l’endroit où ils avaient déposé le cercueil. Ils retournèrent le reprendre
accompagnés de quelques hommes supplémentaires pour les aider à le porter.
Ainsi les deux cadavres furent plus facilement conduits au cimetière et
inhumés.
Dans l’heure qui suivit, Groul vit
de chez lui, deux cortèges funèbres provenant de deux directions
différentes, reproduisant exactement ce à quoi il venait d’assister.
8. Le fantôme du Bagpiper
Durant la rébellion de 1745-46, qui
vit le retrait de Derby des troupes du prince Charles Edward Stuart, le
corps d’armée de ses Highlanders fut obligé, dans sa marche vers le nord à
travers Badenoch, de faire une courte halte dans la passe sauvage de
Drumouchtdar, pour permettre à l’arrière-garde et aux autres traînards de
cette armée malchanceuse de passer devant. Etant constamment harcelés par
une partie de la cavalerie anglaise, les hommes commencèrent à murmurer et
à grogner contre l’entêtement du prince qui ne leur accordait pas la
permission de déloger les cavaliers et contre sa mauvaise volonté
apparente à donner l’ordre de charger.
Le malheureux prince ne souhaitant
pas affronter les troupes de dragons fraîches et bien entrainées et
connaissant l’état pitoyable dans lequel se trouvaient ses régiments,
s’efforça de les raisonner, de leur faire renoncer à ces idées stupides et
expliqua du mieux qu’il put la totale folie d’un mouvement stratégique de
cette sorte. Mais les ardents Highlanders n’accordèrent pas la moindre
attention à ses conseils et décidèrent de leur propre chef de mener
l’attaque. Résolus, au prix de tous les dangers à déloger leurs ennemis
des positions qu’ils occupaient sur les collines, ils préparèrent une
action de front et vers midi passèrent à l’assaut. Les assaillants se
composaient de deux régiments d’infanterie, les clans McDonald et
McPherson alors que l’ennemi comptait près de six cents hommes.
La bataille s’engagea. Et le carnage
fut grand. La cavalerie, dans l’attente d’une telle attaque, avait, durant
la nuit élevé des talus et creusé des fossés. Toutes les pierres et les
gros galets disponibles avaient été empilés pour repousser l’attaque des
féroces écossais qui chargeaient avec une détermination terrible, taillant
et pourfendant tout ce qui se mettait en travers de leur chemin,
détruisant tout et plus de ce qui entravait leur marche en avant. Sauvages
et sinistres, ils étaient décidés à vaincre ou à mourir. Et multipliant
les assauts, ils parvinrent enfin avec difficulté à s’emparer des fossés.
Cet exploit accompli, les poignards (dirks) et les bombes
incendiaires (claymore) décidèrent bientôt de l’issue du
combat. L’ennemi complètement mis en déroute, s’enfuit dans toutes les
directions. Coupant les jarrets des chevaux, les Celtes se mirent aussitôt
à leur poursuite réduisant les fugitifs à un seul homme. Le dernier
anglais trouva la mort quand la bombe incendiaire d’un Highlander tomba
sur les berges de la "Ault-na-Sassenach" appelée aussi "la brûlure
de l'Anglais". Cet endroit porte ce nom depuis ce jour et le lieu où cet
homme fut tué est marqué d’une pierre dressée dans la mousse, à environ
neuf yards de la rivière.
On dit que les personnes qui par
hasard passent le soir (gloaming) sur la lande peuvent
soudainement sursauter en entendant pleurer une cornemuse, mais sont dans
l’impossibilité de dire d'où vient cette complainte mélancolique. Des gens
assurent encore qu’on peut entendre, au crépuscule, d’autres sons tout
aussi étranges et déroutants et qu’on peut voir des spectres s’affronter
en combat mortel à l'emplacement où eut lieu cette ancienne et terrible
bataille.
Divers objets anciens : claymores,
dirks, barils et autres, furent trouvés dans les fossés ou à proximité :
j’en ai vu moi-même quelques uns.
9. Adam Bell
Ce conte, qui par beaucoup de côtés
a des airs de vérité, est singulier autant par son approche du surnaturel
que par les faits qui ont été découverts en le relatant et qui échappent à
la raison. Car si parfois surviennent des événements qui à l’époque où ils
se produisent demeurent inexplicables pour la majorité des mortels, il
existe pourtant toujours quelques personnes informées des causes initiales
de ces événements qui rarement manquent de les éclairer devant leurs
acteurs ou les personnes auxquelles ils ont été confiés, les vidant ainsi
de toute irrationnalité. Mais les causes qui produisirent les événements
que nous allons rapporter n’ont jamais encore été expliquées. Et dans ce
labyrinthe où l’on erre jusqu’à l’inéluctable catastrophe, on n’a jamais
pu trouver le moindre fil d’Ariane.
Mr. Bell était un gentleman
d’Annandale, dans le Dumfriesshire, au sud de l’Ecosse et le propriétaire
d’un immense domaine de cette région qu’il occupait lui-même en partie. Il
avait perdu son père quand il était enfant et sa mère était morte quand il
avait vingt ans, le laissant unique propriétaire du domaine et d’une
confortable somme d’argent. Il était cependant endetté, dans une grande
mesure à cause de la parcimonie de sa mère pendant sa minorité. Il était
grand, musclé et athlétique, et son unique plaisir était le combat et les
exercices violents. C’était le meilleur cavalier et le meilleur tireur du
comté, et lui-même était particulièrement fier de son adresse au sabre. Il
se vantait d’ailleurs de cela, fréquemment et sans modestie, et déplorait
de n’avoir pas dans le comté un adversaire à sa hauteur.
Durant l’automne de 1745, après
avoir passé quelques jours à préparer activement et sans rien dire son
voyage, il donna quelques directives à ses domestiques, leur indiqua qu’il
avait à s’absenter pour quelques temps, quitta son domaine et partit pour
Edimbourg.
Quelques jours après son départ, un
matin que sa gouvernante faisait son ménage quotidien, son maître, c’est
ce qu’elle pensa, entra par la porte de la cuisine, la porte principale
étant fermée à clé, et passa devant elle au milieu de la pièce. Il portait
le pardessus boutonné qu’il avait en quittant la maison, avait le même
chapeau sur la tête et tenait la cravache qu’il avait emportée. En le
voyant, elle poussa un cri, mais revenue de sa surprise, elle lui dit
immédiatement : "Vous n’êtes pas resté très longtemps loin de nous, Sir."
Il ne répondit rien, mais, l’air maussade, se rendit dans ses appartements
sans défaire son pardessus. Au bout de cinq minutes, elle pénétra à son
tour dans le bureau. Il se tenait à son secrétaire et lui tournait le dos.
Elle lui demanda aimablement s’il souhaitait qu’elle allume le feu et
ensuite s’il allait bien ; mais il ne répondit à aucune de ces questions.
Elle en fut surprise et repartit dans sa cuisine. Il se passa encore à peu
près cinq minutes ; il sortit alors par la porte principale qui était
maintenant ouverte, partit en direction de la berge boisée de la profonde
Kinnel, puis sortit de son champ de vision.
Cette femme, extrêmement contrariée,
courut alors informer les hommes employés dans la maison. Le premier
qu’elle trouva était l’un des laboureurs. Elle lui annonça que leur maître
était de retour, mais qu’il devait avoir perdu la raison car il était
sorti pour se promener et ne parlait pas. L’homme détela ses chevaux de la
charrue et rentra avec la femme en l’écoutant lui relater ce à quoi elle
avait assisté. Il lui fit répéter plusieurs fois avant de lui assurer
qu’elle avait dû avoir des visions, car le cheval du maître n’était pas à
l’étable, et que sans lui il n’aurait jamais pu revenir. Pourtant, comme
elle insistait dans ses insertions avec les meilleurs gages de bonne foi,
il se rendit dans les environs de la rivière (linn) pour
voir ce qui avait pu advenir de ce maître mystérieux. Personne dans tout
le pays ne l’avait ni vu, ni entendu. On conclut que la gouvernante avait
vu une apparition et qu’il avait dû arriver quelque chose à leur maître.
On se renseigna auprès de personnes âgées qualifiées dans ce domaine. Ils
dirent que quand le spectre (wraith) ou l’apparition d’une
personne vivante se manifestait au grand jour, au lieu que ce soit
l’annonce de sa mort, était le signe d’une très longue vie. De plus, il
n’était pas possible qu’elle ait vu un fantôme car ils ne font que des
visites nocturnes. En bref, bien que ce fut le sujet principal des
conversations entre les domestiques ou les gens du voisinage, aucune
conclusion raisonnable ne put être donnée à ce sujet.
La supposition la plus probable
était que Mr. Bell, bien connu pour son goût immodéré des armes, avait
quitté sa maison le jour même où le prince Charles Stuart et ses
Highlanders remportaient sur le général Hawley la victoire de Falkirk
Muir, et l’avait rejoint pour combattre à ses côtés ou aux côtés du duc de
Cumberland plus au nord. Il fut pourtant établi après coup qu’il ne
rejoignit jamais aucune des deux armées. Les semaines passèrent, puis les
mois, mais Mr. Bell ne donna aucun signe de vie. L’une de ses cousines
étant sa plus proche parente, le mari de celle-ci prit la direction des
affaires. Etant établi qu’il n’avait pas rejoint l’armée et ne s’était pas
noyé dans la Kinnel, quand on l’avait vu s’en approcher, toute enquête le
concernant fut suspendue.
A quelques temps de là, un
respectable fermier, du nom de McMillan, dont la ferme était à proximité
de Musselburgh, se rendit pour affaires à Edinburgh. Au cours de son
séjour, il fut invité à aller passer une soirée chez un de ses amis qui
résidait près d’Holyrood House. Comme il fut pris d’une indisposition, le
couple qui l’avait invité lui proposa de passer la nuit chez eux. Au
milieu de la nuit, il se sentit extrêmement mal et dans l’impossibilité de
se rendormir ou seulement de se reposer dans son lit, il eut l’idée que
rien ne lui conviendrait mieux qu’une petite promenade nocturne. Il enfila
ses vêtements et comme il ne voulait pas déranger ses hôtes, se glissa
subrepticement dehors en passant par la porte de derrière et s’en alla se
promener dans le parc St Anthony (St Anthony’s garden) derrière la maison.
La lune éclairait le parc presque comme en plein jour ; il en avait à
peine fait le tour qu’il vit un homme de haute taille y pénétrer par
l’autre porte. Ce dernier portait un pardessus assez terne. L’autre fit
son intrusion au moment même où McMillan se trouvait dans l’ombre du mur.
Il se rendit bien compte que l’étranger ne l’avait pas vu. Bien que l’idée
lui vînt alors qu’il n’était pas convenable de demeurer cacher, il put
observer ce que l’homme était venu faire. Celui-ci faisait des allées et
venues apparemment excédé, regardant sa montre à chaque instant jusqu’à ce
qu’enfin un autre homme entrant par la même porte vînt le rejoindre.
Celui-là portait également un pardessus, et avait un capuchon sur la tête.
Il était d’une constitution très robuste, mais beaucoup plus petit que le
premier. Ils n’échangèrent qu’un mot, puis se tournant tous deux, ils se
défirent de leurs manteaux, tirèrent leurs épées et engagèrent un
véritable combat.
Le grand gentleman semblait avoir
l'avantage. Il gagnait constamment du terrain sur l'autre et le repoussa
sur plus de la moitié circulaire de la partie du parc dans laquelle ils
combattaient. Chacun d'eux s’efforçait de combattre en tournant le dos à
la lune, de façon à ce que sa lumière éclaire le visage de son adversaire.
Ils échangèrent de nombreuses passes rapides afin de gagner cette
position. L'engagement fut long et obstiné, et les assauts désespérés qui
étaient fréquemment tentés de part et d’autre n’avaient d’autre objectif
que la destruction totale de l’adversaire. Ils s’approchèrent à seulement
quelques yards de l'endroit où McMillan était caché. Ils étaient tous deux
à bout de souffle. A cet instant, un petit nuage passa devant la lune.
L’un des deux hommes dit : "Allons, personne ne peut nous voir." Ils se
découvrirent la tête et s’essuyèrent le visage. Dès que la lune émergea du
nuage, les deux hommes se remirent en garde. Ce fut sûrement une pause
horrible ! Et courte, en considération du temps qui s’écoula entre
celle-ci et l'éternité ! Le grand gentleman se fendit, mais son coup fut
paré par l'autre qui le repoussa. Comme l’assaillant faisait un pas sur le
côté pour éviter la contre-offensive, son pied glissa. Il trébucha vers
l’avant sur son adversaire qui adroitement lui transperça la poitrine de
la pointe de son épée et la lui enfonça dans le corps. Il n’eut que
quelques spasmes convulsifs, comme s’il avait voulu se relever, puis
mourut presque sur le coup.
L'horreur pétrifiait McMillan.
Sachant cependant qu’il s’était lui-même mis dans une situation périlleuse
en étant sorti de la maison à cette heure creuse de la nuit, il eut la
présence d'esprit de conserver son calme et de demeurer à l’écart. Le
duelliste survivant essuya son épée avec un grand sang-froid, remit sa
capuche, recouvrit le corps avec l'un des pardessus, prit l'autre et
s’éloigna. McMilan regagna tranquillement sa chambre sans réveiller
personne. Il ne ressentait plus rien de son malaise, mais son esprit était
choqué et excessivement perturbé. Il réfléchit jusqu’au matin sur la
conduite qu’il devrait adopter et décida finalement de ne dire rien à
personne de ce qu'il avait vu, craignant qu’on en vienne à le soupçonner.
Il resta donc sur son lit le matin jusqu'à ce que son ami vienne lui
apprendre qu'un homme avait été assassiné derrière la maison durant la
nuit. Il se leva et alla examiner le corps : c’était celui d'un jeune
homme, apparemment du pays, ayant les cheveux bruns et les traits fins et
virils. Il n'avait sur lui ni la lettre, ni livre, ni signature qui
auraient pu permettre son identification. On découvrit seulement dans
l’une de ses poches, une montre en argent sans particularité et dans sa
main, une épée sanglante et élégante portant les initiales A. et B.
gravées sur la garde. L'épée avait pénétré sa poitrine et était ressortie
dans son dos un peu en dessous de l'épaule gauche. Il avait également une
légère blessure sur le bras. Le corps fut transporté à la morgue, où il
demeura huit jours. Bien que de nombreuses personnes défilèrent pour le
voir, aucune ne le reconnut. On l’enterra au cimetière de Greyfriars (Greyfriars
Churchyard) au milieu des étrangers.
Seize ans s’écoulèrent durant
lesquels McMillan conserva le silence sur le duel auquel il avait assisté.
Mais un jour qu’il était à Annandale pour prendre livraison de quelques
moutons qu'il avait achetés, il entendit parler des circonstances étranges
dans lesquelles Bell avait disparu. Alors il raconta toute l’histoire.
La période, la description de la
victime, les vêtements et surtout l'épée avec les initiales gravées, tout
concordait pour ne laisser planer aucun doute sur le fait que c'était bien
M. Bell qu'il avait vu se faire tuer dans ce duel derrière l'abbaye.
Mais l’identité de la personne qui
l’avait tué, l’origine de la querelle et son apparition devant la
gouvernante demeurent à ce jour sans explications et risquent de rester
ainsi, tant que toutes ces zones d'ombre ne seront pas élucidées.
Certains ont même tenté de
discréditer McMillan en raison de son trop long silence sur les faits et
en considération autant de sa force physique peu commune que de ses
dispositions à toujours affronter le danger, McMillan étant l’un des
hommes les plus téméraires et les plus hardis de son époque. Mais tous
ceux qui l'ont connu ont rejeté avec mépris de telles insinuations, en
tous points contradictoires avec son caractère honorable et désintéressé.
De plus, ce qu’il raconta avait tous les accents de la vérité.
10. Découverte d’un trésor enseveli
Kenneth Morrison, homme respecté de
ses contemporains, et vivant à Glendale, fit le rêve suivant : dans son
sommeil, une personne lui apprit que s’il faisait réparer l’église de
Killchoan et regardait par la fenêtre de la façade est, il pourrait voir
entre la seconde rangée de collines, une pierre plus grosse que les autres
; il devrait la déplacer et trouverait à cet endroit des pièces d’argent
enterrées. Suite à ce rêve, il ne perdit pas de temps et dès le lendemain,
respectant les consignes reçues, il se posta à la fenêtre, repéra la
pierre, se dirigea vers elle et la déplaça. Il ne fut pas déçu car il
trouva à l’endroit indiqué un tas d’argent sous différentes formes :
pièces et valeurs. Une partie de cet argent n’était pas encore en
circulation.
11. Les jarretières de paille tressée
Barbara McPherson, héritière de feu
M. Alexander McLeod, ancien pasteur de Saint-Kilda, m’informa que les
habitants de cette île ont une sorte de seconde vue particulière, une
vision prémonitoire de leur fin. Quelques mois avant qu'ils ne tombent
malades, une apparition en tous points semblable à eux-mêmes, tant par la
physionomie que par l’habillement, vient les hanter. Cette projection,
semblablement animée, les accompagne en plein jour dans les champs. Qu’ils
creusent, qu’ils hersent ou qu’ils sèment, ou qu’ils aient n'importe
quelle autre activité, ce visiteur fantomatique accomplit les mêmes gestes.
Mon informatrice compléta son témoignage en me racontant qu’un jour elle
rendit visite à l’un des habitants qui était malade. Par curiosité, elle
lui demanda si lui-même avait été confronté à cette expérience ? Il lui
répondit par l'affirmative. Un matin, pour pouvoir travailler dans de
meilleures conditions, il s’était équipé de jarretières de paille tressée
au lieu de celles qu’il utilisait habituellement. Il se rendit aux champs
et son double lui était apparu portant exactement les mêmes. Elle conclut
en disant que cet homme mourut de son mal et qu’elle ne remit jamais en
cause la réalité de cette remarquable prémonition.
12. Le courtier en harengs
En l’année 1665, Alexander Wood,
l’aîné des fils du Laird de Nether Benholm, dans la province d’Angus,
ayant terminé son apprentissage chez un négociant d’Edimbourg, raconta à
M. James Walker qu’en 1662 ou 1663, il avait été envoyé par son patron à
Lewis pour prendre livraison d’une cargaison de harengs. Lorsqu’ils eurent
préparé le sel et les tonneaux pour recevoir une bonne quantité de harengs,
ils se retrouvèrent désoeuvrés. Les futs demeurant vides, Alexander Wood
commença à se tracasser se demandant pourquoi son patron tardait tellement
à les remplir. Un jour qu’il buvait un verre dans une maison du pays, il
s’en plaignit. Comme il gagnait la porte, un campagnard le suivit et lui
dit : "Si vous me donnez une petite compensation, je peux vous dire ce qui
est arrivé au bateau que vous attendez." Et sans plus de manière, il posa
son pied sur celui du gentleman. Aussitôt, ce dernier vit le bateau pris
dans une grande tempête, prêt à couler, et les marins qui se
débarrassaient de leur chargement en le passant par-dessus bord afin
d’alléger le bateau. Quand le campagnard retira son pied, il ne vit plus
rien. Le bateau à ce moment-là était à environ 100 milles d'eux. A peu
près 48 heures plus tard, il atteignit le port. Ses conditions de
navigation avaient été celles qu'il avait vues quand le pied du campagnard
avait été au contact du sien.
13. Apparition d’un cadavre
Donald McKinnon, un honnête homme de Glendale, me
confia qu’à l’époque où il vivait à South Uist, il avait une domestique
possédant un don de seconde-vue remarquable. Une nuit qu’elle était en
train de moudre avec son moulin à main (quirn [hand-mill]),
elle vit un cadavre étendu dans la pièce qu’elle occupait recouvert d’un
linceul lâche qui ne lui arrivait qu’aux genoux. Elle fit
immédiatement part de ceci à tous ceux qui étaient présents. Elle eut
encore cette vision deux ou trois fois par la suite. La maîtresse de
maison en ressentit une vive inquiétude et se mit à craindre pour
elle-même ou pour ses enfants. Peu de temps après, John McKinnon, un
locataire de leur voisinage tomba malade et mourut rapidement. John Oag
McKinnon, le frère du défunt, qui avait la responsabilité de pourvoir aux
obsèques, apprit du charpentier chargé de fabriquer le cercueil que
celui-ci avait vu le cadavre augmenter de taille
à quatre reprises différentes. Comme on ne pouvait
pas trouver un drap d’une seule pièce assez grand pour servir de linceul,
le dit John Oag fut obligé de donner l’une de ses propres chemises, qui,
quand on en eut revêtu le cadavre, lui arrivait aux genoux, confirmant
ainsi la prémonition dans tous ses détails.
14. La prémonition
L’épouse d’un fermier qui résidait sur la rive de
l’Ale, près de St. Boswells, regardait par une fenêtre, quand elle vit un
enterrement qui approchait. Elle en informa immédiatement quelques
voisines qui étaient chez elle à ce moment-là. Les commères se
précipitèrent aussitôt sur le pas de la porte pour en apprendre davantage,
mais revînrent aussi vite et reprirent leurs sièges en lui disant qu’elle
avait dû avoir la berlue, car il n’y avait rien ni personne dehors. La
femme, énervée et ne tenant pas en place, ne put résister à l’envie de
retourner à la fenêtre. Elle vit à nouveau passer l'enterrement. Ses amies
se repricipitèrent à la porte et scrutèrent la route. A nouveau, elles ne
virent rien. Elle se remit une troisième fois à la fenêtre et s’écria :
"Il se déplace rapidement. Il sera bientôt devant la porte." Personne
d’autre ne pouvait voir quoi que ce soit. Une demi-heure plus tard, elles
entendirent un bruit confus à l’extérieur. Les valets de ferme entrèrent
portant le corps sans vie de son mari. Il avait accidentellement fait une
chute mortelle de son chariot.
SORCIERES
15. MacGillichallum of Razay
John Garve MacGillichallum,
de Razay, était un ancien héros de grande renommée. Réputé à son époque
pour la galanterie de ses exploits, il fut souvent un sujet de choix dans
les poèmes et les chansons des bardes. Doté d’une constitution physique
naturellement solide et puissante, Razay possédait en outre toutes ces
nobles qualités de l’esprit qu’un véritable héros est sensé avoir. Pour
compléter la description de son caractère, il faut ajouter qu’il
n’employait ses talents et sa puissance qu’au meilleur usage. Il était
l’ennemi incontesté, impitoyable et inexorable de toute forme de
solidarité féminine et partisan de renvoyer nombre de représentantes de
cette gente à son "héritage noir" beaucoup plus tôt qu’elles ne
l’attendaient ou ne le désiraient.
On peut donc supposer que Razay
pendant qu’il dispensait tous ses bienfaits sur ces braves gens, ne
faisait rien pour se gagner les faveurs de ces sorcières infernales
desquelles il était l’ennemi mortel. Comme il fallait naturellement s’y
attendre, elles nourrissaient à son égard la soif la plus implacable de
vengeance et recherchaient avec une détermination sans faille l’occasion
de l'assouvir. Qu'une telle occasion se soit malheureusement présentée et
que la vengeance réfléchie de ces sorcières se soit trop bien accomplie,
ressortira rapidement de cette histoire mélancolique.
Un jour, Razay et un certain nombre
de ses amis projetèrent une expédition sur l'île de Lewis dans le but d’y
chasser le cerf. La fine fleur des jeunes hommes de Razay embarqua sur le
navire du chef de l’expédition. Quelques heures plus tard, ils se
livraient à la chasse du cerf bondissant sur les montagnes de Lewis. Ils y
excellèrent. Cerf après cerf, biche après biche, furent bientôt abattues
par la main infaillible de Razay. Quand la nuit mit un terme à la chasse,
ils se retirèrent dans leurs abris de chasse où ils passèrent la nuit dans
les réjouissances et dans l’allégresse, se souciant peu de leur
mélancolique destin. Cela dura jusqu’au matin. Le lendemain matin, Razay
et ses compagnons se levèrent avec le soleil et l’objectif de revenir à
Razay. Le vent soufflait en rafales, parfois bruyant, et des lames
rageuses se soulevaient avec violence. Mais Razay était décidé à traverser
le bras de mer qui le séparait de sa résidence. Il ordonna à son équipage
de se tenir prêt à appareiller. Les plus prudents et les moins courageux
de sa suite, cependant, lui conseillèrent de reporter cette traversée et
d’attendre que le temps s’améliore légèrement. Razay, avec son indomptable
courage dénué de toute forme de crainte, repoussa ce conseil et exprima sa
ferme détermination à embarquer sans délai. Dans le but probablement
d’insuffler suffisamment de courage à ses compagnons afin de tous les
faire participer à son entreprise, il les amena dans la cabine de
commandement du navire où ils trouvèrent ce qui guérit toutes les peines,
l’usquebaugh, dont quelques bouteilles suffirent à les
convaincre. Au moment où une partie des compagnons contestait encore la
fiabilité de l'aventure, une vieille femme, toute ridée, s’appuyant sur
une béquille, entra dans la cabine. Razay, dans le feu de la discussion,
lui demanda si le passage du bras de mer dans de telles conditions,
n'était pas parfaitement faisable et exempt de tout danger. La vieille
femme, sans hésitation, lui répondit par l'affirmative, ajoutant quelques
observations, se référant à leur courage, mettant ainsi un point final à
toute contestation de cette traversée. En conséquence de quoi, tout le
monde embarqua en direction de Razay. Mais, hélas, quelles en furent les
conséquences ? Ils ne furent pas plus tôt abandonné à la meci des vagues
que les éléments semblèrent s’acharner à leur destruction. Toute tentative
pour redresser le navire s’avéra vaine. Rapidement, le vent les mena dans
la direction opposée à celle de Razay. L’héroïque chef de clan, animé d’un
courage exemplaire, faisait tout son possible pour soutenir ses compagnons
et pour dissiper le désespoir qui commençait à s’emparer d’eux. Il prit
lui-même la barre et malgré les efforts combinés de la mer, du vent et de
la foudre, il gardait solidement son cap fixant les hauteurs d'Aird, dans
Skye. Le découragement quitta bientôt son équipage et l'espoir commençait
à renaître. Quand soudain, à leur grande stupéfaction, ils virent un gros
chat qui escaladait le gréement. Ce chat fut bientôt suivi d’autres de
même taille et le dernier en avait toujours un autre derrière lui ; les
voiles, les mâts et tout l’équipement en furent totalement recouverts.
Cependant, la vue de tous ces chats, bien qu'il en connut assez bien le
vrai caractère, n’émut pas Razay jusqu'au moment où un énorme chat noir,
beaucoup plus gros que les autres et commandant en chef de toute cette
légion, fit son apparition sur la tête de mât. Razay, en l’observant, sut
immédiatement ce qui allait arriver. Il était décidé à défendre chèrement
sa vie. Il ordonna une attaque immédiate contre les chats. Elle avorta,
hélas, rapidement. Les chats passèrent tous en même temps sur le bord du
navire qui était sous le vent. Le navire se renversa et tout l’équipage
fut précipité à la mer dans cette tombe liquide. Ainsi s’acheva la
glorieuse vie de Jan Garbh Macgillichallum de Razay, aux regrets
éternels du courageux clan Leod et de tous les braves gens, et à la grande
satisfaction des abominables sorcières qui cellèrent ainsi son malheureux
et lamentable sort .
16. La femme du forgeron de Yarrowfoot
Il y a quelques années, le forgeron
de Yarrowfoot employa comme apprentis, deux frères, deux solides gaillards
qui quand il les recruta débordaient de vitalité. Pourtant, après quelques
mois, le plus jeune des deux commença à s’étioler, son teint devînt
terreux, il maigrit, perdit l’appétit et montra d’autres signes d’une
santé déclinante. Son frère, très préoccupé, lui demandait souvent de quoi
il souffrait, mais en vain. A la fin, pourtant, le pauvre gars éclata en
sanglots et confessa qu’il était complètement épuisé et devrait bientôt
être porté en terre par suite des mauvais traitements que lui faisait
subir la maîtresse de maison qui en réalité était une sorcière bien que
personne ne s’en doutât. "Toutes les nuits, sanglota-t-il, elle vient me
rejoindre du côté du lit où je suis allongé, me passe une bride magique
autour de la tête et je suis métamorphosé en cheval. Elle s’assied alors
sur mon dos et me conduit à des miles d’ici sur les landes sauvages où en
compagnie de je ne sais quelles autres viles créatures, elles se livrent à
des fêtes immondes. Elle me garde là-bas toute la nuit. Au petit matin, je
la ramène à la maison et elle me retire la bride. Voilà pourquoi je suis
si épuisé et si malade. Voilà comment je passe mes nuits pendant que tu
dors tranquillement."
Tout de suite, l’aîné lui dit que la
nuit suivante, ils changeraient de place et que ce serait lui qui irait au
rendez-vous des sorcières. Le soir venu, le cadet se coucha le long du mur.
L’aîné prit sa place et demeura éveillé jusqu’à l’arrivée de la sorcière.
Elle vînt, tenant sa bride à la main, et la lui jeta sur la tête. L’aîné
se transforma en un splendide cheval de chasse. La dame grimpa sur son dos
et ils partirent pour leur lieu de rendez-vous qui ce soir-là, comme par
hasard, était la cave d’une propriété voisine.
Pendant que la femme du forgeron et
ses affreuses compagnes se gorgeaient de vin rouge et pillaient la cave,
le cheval de chasse qui avait été attaché à l’écart dans une stalle de
l’écurie, se frotta la tête contre le mur tant et si bien, qu’il réussit à
détacher la bride qui tombant à ses pieds, lui permit de retrouver son
apparence humaine. Il la ramassa et la tenant bien solidement, il alla se
dissimuler dans le fond de la stalle jusqu’à ce que sa maîtresse viennent
le chercher. Alors, en une fraction de seconde, il lui passa la bride sur
la tête et elle se retrouva transformée en une splendide jument grise. Il
la monta et se dépêcha de filer, chevauchant par les haies et les fossés.
Il s’aperçut alors qu’elle avait perdu l’un de ses sabots antérieurs. Il
la conduisit au premier maréchal-ferrant qui était ouvert ; celui-ci
remplaça le fer et en mit un neuf à l’autre patte ; puis il lui fit faire
des allers et retours dans un champ labouré jusqu’à ce qu’elle soit
presque épuisée. Enfin, il la ramena chez elle et lui enleva la bride
juste à temps pour qu’elle puisse se glisser dans son lit avant que son
époux ne s’éveille et ne se lève pour aller au travail.
Le brave forgeron se leva, très loin
d’imaginer ce qui avait pu se passer durant la nuit, mais son épouse lui
dit qu’elle était très souffrante, presque mourante et qu’il devait
envoyer chercher un médecin. En conséquence, il réveilla ses apprents.
L’aîné sortit et revînt rapidement avec un docteur qu’il avait eu la
chance de connaître à l’étranger. Le médecin souhaita prendre le pouls de
la malade, mais elle cachait résolument sa main, refusant de la lui
montrer. Le disciple d’Esculape demeurait indécis. Mais le mari, énervé
par l’obstination de son épouse, arracha brutalement les draps et
découvrit avec horreur qu’elle portait des fers très solidement fixés à
ses deux mains. En y regardant de plus près, il vit aussi que ses flancs
étaient meurtris, bleus des coups de pieds que lui avait donnés son
cavalier durant leur chevauchée et la traversée du champ labouré. Les
frères alors s’avancèrent et racontèrent tout ce qui s’était passé. Le
lendemain, la sorcière fut déférée devant les juges de Selkirk et fut
condamnée à être brûlée vive sur un rocher près de Bullsheugh. La sentence
fut rapidement exécutée. Il faut ajouter que le jeune apprenti recouvra
finalement la santé en mangeant du beurre fabriqué à partir du lait des
vaches qui broutaient l’herbe du cimetière, un remède souverain contre la
consomption due à l’ensorcellement.
17. Ronaldson de Bowden
On rapporte qu’un homme, du nom de
Ronaldson, qui vivait dans le village de Bowden, était en but aux
persécutions fréquentes des sorcières de l’endroit. Parmi celles-ci, nous
trouvons la suivante. Un jour, au moment où le soleil se levait, comme il
accrochait ses bas, le pied appuyé sur un petit banc, la sensation qu’une
corde de paille lui passait entre les jambes le fit sursauter. Il se
retrouva rapidement au-dessus d’un petit ruisseau au pied de la colline la
plus au sud d’Eildon. En entendant un rire rauque et étouffé, il comprit
qu’il était le jouet de sorcières ou d’esprits. En atteignant le gué que
l’on nomme le Brig-o’-stanes, il sentit que son pied se posait sur une
grande pierre plate. Il s’écria alors : "Au nom du ciel, ne m’emmenez pas
plus loin !" A ces mots, la corde se rompit, l’air retentit du rire de
milliers de voix et comme ses pieds restaient au contact de la pierre, il
entendit un cri de désappointement : "Oh, nous avons perdu le fou !"
18. Le laird Harry Gilles
Le laird Harry Gilles de Littledean aimait
énormément la chasse. Un jour que ses chiens poursuivaient un lièvre, ils
s’arrêtèrent brusquement, renonçant à leur proie ; ce qui le rendit
tellement furieux qu’il jura que l’animal qui avait été pris en chasse
devait être une des sorcières de Maxton. A peine avait-il proféré ce mot
que des lièvres apparurent tout autour de lui et s’approchèrent tellement
qu’ils sautaient même par-dessus sa selle juste sous ses yeux. Aucun de
ses chiens ne les prenait en chasse. Dans un geste de colère, il sauta
au-bas de son cheval et tua sur-le-champ tous les chiens à l’exception
d’un chien noir qui à ce moment se retourna pour pourchasser le plus gros
des lièvres. Il regrimpa sur son cheval et prit la trace du chien. Il vit
le chien noir contourner le lièvre et le ramener directement sur lui. Le
lièvre fit un bond comme pour franchir l’encolure du cheval, mais le laird
avec dextérité attrapa l’une de ses pattes de devant, sortit son couteau
de chasse et la lui sectionna. Après quoi, les lièvres qui avaient été si
nombreux, disparurent tous. Le lendemain matin, le laird Harry entendit
raconter qu’une femme de Maxton avait perdu un bras d’une façon
inexplicable. Il se rendit directement chez elle, sortit de sa poche la
patte de lièvre (qui entretemps s’était changée en avant-bras de femme) et
l’appliqua sur le moignon. Cela coincidait parfaitement. La femme confessa
son crime et le jour même, elle fut jetée dans un puits par les jeunes
gens de Maxton pour cause de sorcellerie.
19. Les sorcières de Delnabo
A l’époque de ma grand-mère, la
ferme de Delnabo était équitablement divisée entre trois métayers. Au
départ, ils avaient eu des conditions de travail identiques, mais au bout
de quelques temps on remarqua que l’un des trois fermiers, qui bien que
supérieur aux deux autres par sa façon de faire et son habileté, vivait
dans la pauvreté alors que les deux autres voyaient quotidiennement leur
sort s’améliorer. Désolée et démunie devant l’infortune qui frappait sa
famille en face de la prospérité de ses voisins, la femme du pauvre homme
avait pris l’habitude de se plaindre de la vie qu’elle menait non
seulement à ses proches, mais aussi aux épouses des deux autres fermiers.
A l’une de ces occasions, celles-ci lui demandèrent si elles pouvaient
faire quelque chose pour elle, dans la mesure de leurs moyens. Elle
répondit qu'elle était prête à tout. Les deux femmes pensèrent alors
qu’elles avaient trouvé un pigeon à plumer et décidèrent de l’utiliser
comme confidente. "Ecoutez, lui dit une des deux femmes, si vous nous
promettez de garder votre langue et de suivre nos conseils à la lettre,
vous serez définitivement à l’abri de la pauvreté et du besoin." Ces
paroles firent une forte impression sur la pauvre femme bien qu’elle eut
quelques réserves sur leur véritable personnalité. Dissimulant ses doutes,
elle promit de se plier à toutes leurs exigences. Elles lui demandèrent au
moment d’aller se coucher d’emmener son balai, ustensile fréquemment
utilisé en sorcellerie, dans sa chambre et de le déposer dans le courant
de la nuit, du côté de son mari. Il prendrait alors si parfaitement son
aspect que même son mari serait incapable d’y voir une différence au matin.
Elles écartèrent toutes ses craintes en lui affirmant que leurs propres
maris s’étaient plutôt bien accomodés de ces admirables produits de
substitution - les balais - pendant des années. Ces détails étant réglés,
elles l’invitèrent à se joindre à elles à minuit. Elles se rendraient
alors sur les lieux où son avenir plein de bonheur devait se décider. En
assurant qu’elle suivrait ces instructions, la pauvre femme prit congé de
ses voisines. Cette femme vertueuse était horrifiée devant tant de
dépravation.
De retour auprès de son mari, elle
pensa qu’elle pouvait ne pas respecter la parole donnée à des voisines
mauvaises et, en épouse dévouée et méfiante, confier à son cher mari les
détails de sa conversation. Le mari fut flatté de la confiance qu’elle lui
témoignait. Il accepta immédiatement d’être son complice en faisant preuve
d’une singulière ingéniosité. Ils convînrent qu’il revêtirait ses
vêtements de femme, et qu’ainsi accoutré, il accompagnerait les voisines
au lieu de rendez-vous. Il connaîtrait alors leurs intentions.
Il s’habilla donc en femme, et à
minuit il retrouva les deux autres à l’endroit convenu. La jeune mariée,
c’est ainsi qu’elle l’appelèrent, fut chaleureusement accueillie par les
deux Dames au Balai qui la félicitèrent pour sa bonne fortune et son
heureux avenir.
Elles lui remirent une torche, un
balai et un tamis qui faisaient déjà partie de leur équipement. Elles
suivirent les rives de l’Avon jusqu’à Craic-pol-nain. Du fait de
l’escarpement de l’endroit, elles trouvèrent en amont un passage à gué.
Elles descendirent sur Pol-nain et leur apparut ce qu’aucun mortel n’avait
encore vu. La pièce d’eau était comme couverte de flammes. Cent torches
flambaient dessus et leurs reflets semblaient incendier les bois
inquiétants de Loynchork. Aucun mortel n’avait encore entendu cris
perçants et hurlements tels que ceux qui provenaient de cette horrible
assemblée se livrant à ses orgies infernales sur Pol-nain. Ces cris,
cependant, semblaient résonner mélodieusement aux oreilles des femmes de
Delnabo. Chaque hurlement leur procurait un plaisir sans borne. En
gambadant, elles partirent devant, laissant loin derrière la jeune
mariée. En réalité, il n’était nullement pressé de participer à cette
fête, souhaitant d’avantage être spectateur que participant. En se
rapprochant, il comprît ce qui se passait sur la pièce d’eau. Un grand
nombre de sorcières se déplaçaient d’avant en arrière sur leur tamis avec
leur balai en guise d’aviron, en poussant des cris de putois. Toutes
tenaient leur torche dans leur main gauche. A d’autres moments, elles se
rangeaient en cercle en signe de soumission devant un énorme chien noir et
hideux perché sur un promontoire rocheux. C’était sans aucun doute le
Grand Cornu en personne, montrant très gracieusement sa reconnaissance
devant ces marques de fidélité et de dévotion en saluant, en grimaçant et
en battant des pattes. Après quelques recommandations préliminaires à la
jeune mariée, les épouses excitées lui demandèrent de rester au
bord de la pièce d’eau. Elles devaient aller discuter avec Son Excellence
Satanique au sujet de son initiation et lui demandèrent d’invoquer le nom
de leur Maître pendant qu’elles traverseraient la nappe d’eau. La jeune
mariée était résolue à suivre de façon trés particulière ces
instructions. Dès qu’elles furent embarquées dans leurs tamis et furent,
grâce à leurs balais assez loin, il dit : "En avant et que le
Tout-Puissant vous protége !" L’horrible hurlement des sorcières scella
leur destin : le sortilège était rompu. Brisés les tamis ! Coulées les
sorcières - pour ne jamais reparaître - en dépit des cris perçants et des
lamentations du Grand Fourchu et de toute son infernale équipe dont le
pouvoir et la puissance combinés n’avaient pu les sauver de la noyade. En
un instant, toutes les torches s’éteignirent et l’assemblée effrayée
s’enfuit dans toutes les directions, en adoptant ce qui leur semblait le
mieux adapté pour battre en retraite.
Sur le chemin du retour, l’astucieux
jeune homme s’amusait énormément de la façon intelligente avec laquelle il
avait exécuté les instructions de ses défuntes voisines. Aussitôt rentré
chez lui, il remit ses vêtements d’homme. Sans satisfaire immédiatement la
curiosité de son épouse quant au résultat de son aventure, il attela ses
bêtes et commença son labeur matinal sans rien changer à ses habitudes.
Ses deux voisins, qui ne s'étaient pas même aperçus de l'absence de leurs
épouses auxquelles les balais se substituaient si parfaitement, firent de
même. Au moment de la pause matinale, ceux-ci pourtant s’inquiétèrent un
peu en constatant que leurs épouses, ordinairement tôt levées, ne
donnaient pas le moindre signe de vie. Ils firent part de leur souci à
leur voisin. Ce dernier remarqua malicieusement qu’à son avis, elles ne se
lèveraient pas aujourd’hui. "Qu’entendez-vous par là ?" lui
demandèrent-ils. "Nos femmes étaient apparemment en bonne santé quand nous
nous sommes levés." "Allez donc les voir." Il se remit à siffler aussi
joyeux qu'avant. Les deux hommes coururent à leur chambre et quel ne fut
pas leur stupeur en découvrant un vieux balai à la place de leur épouse.
Leur voisin leur dit alors que s'ils se rendaient à Pol-nain, en cherchant
bien ils y retrouveraient leurs tendres dulcinées. Les époux affligés se
rendirent très vite sur place et en utilisant le matériel approprié ils
sortirent de l’eau leurs défuntes épouses. Puis on les enterra dans la
plus stricte intimité. Les embarcations et les rames brisées de ces
malheureuses navigatrices, tourbillonnant encore à la surface de l’eau,
fournirent à leurs maris une explication suffisamment claire de leur mort.
Plus personne jamais ne reprononça leur nom. Il est à peine besoin
d’ajouter que le pauvre homme retrouva progressivement son opulence de
jadis et qu’en peu de temps, il devînt aussi riche qu’il avait été pauvre.
20. The Witch of Laggan
Le même jour, un autre héros, célèbre pour sa haine
de la sorcellerie, se réchauffait dans son abri de chasse, en forêt de
Gaick, dans le Badenoch. Ses fidèles chiens, fatigués par la
chasse de matin, étaient étendus sur l’herbe près de lui, son arme qui ne
manquait jamais son but, le skian dhu à la pointe acérée
pendait à son côté et c’était là toute sa compagnie. Comme le chasseur
écoutait les hurlements de la tempête et ses
sifflements proches, un pauvre chat ayant apparemment
souffert des intempéries, tremblant de froid et trempé jusqu’aux os, entra
par la porte.
En le voyant, les poils des chiens
se hérissèrent. Il se mirent immédiatement sur leurs pattes pour
attaquer le pitoyable chat qui se tenait tremblant à la porte. "Grand
chasseur des collines," s’écria le misérable chat tout
tremblotant, "je demande votre protection. Je connais la haine que vous
portez à l’encontre de ma ruse et peut-être avez-vous raison.
Epargnez encore, oh épargnez un pauvre malheureux jaded, qui vole
ainsi vers vous pour vous réclamer protection contre la cruauté et
l'oppression de ses soeurs." Pris de compassion devant ce discours
éloquent et ne souhaitant pas tirer profit de son plus grand ennemi dans
une situation apparemment désespérée, il rappela ses chiens hargneux et
l’invita à le rejoindre près du feu pour se réchauffer. "Non, répondit le
chat, vous devez d’abord s’il vous plaît, attacher vos deux chiens furieux
avec cette longue tresse de cheveux car je crains bien qu’ils ne mettent
mes pauvres jambons en morceaux. Je vous prierais, donc, mon cher
monsieur, d’avoir l’obligeance de les attacher ensemble par le cou
avec ces cheveux longs." L’aspect curieux de ces cheveux incita le
chasseur à la méfiance. Au lieu de les utiliser pour attacher ses
chiens, il fit semblant et il les jeta vers une poutre de bois qui attacha
les couples au bothy. La sorcière alors, croyant que les chiens
étaient solidement attachés, s’approcha du feu et s’accroupit comme pour
se sécher. Elle était assise depuis quelques minutes seulement
quand le chasseur remarqua que sa taille augmentait de façon saisissante.
Il ne put s'abstenir de lui en faire la remarque avec humour. "Mauvais
signe, méchante bête, vous grandissez beaucoup." "Eh ! Eh !,
répondit le chat sur le même ton, quand mon pelage est à la chaleur,
je gonfle naturellement !" Ces plaisanteries, cependant, n’étaient
que le prélude d’une conversation plus sérieuse. Le chat,
continuait à grossir et avait maintenant atteint une taille absolument
extraordinaire. En un clin d'oeil, il prit l’apparence de la Bonne Dame
(Goodwife, sorcière) de Laggan et s'adressa ainsi à lui : "Chasseur
des collines, votre dernière heure est arrivée. Regardez-moi bien.
Je suis la représentante de mes dévouées consoeurs dont
Macgillichallum de Razay et vous-mêmes avez toujours été les
ennemis les plus implacables. Mais Razay n'est plus. Il a rendu son
dernier souffle. Ce n’est plus maintenant qu’un cadavre sans vie au fond
de l’océan. Et c’est à votre tour, Chasseur des collines." A ces mots,
ayant pris un aspect abominable, elle fit un bond en direction du
chasseur. Les deux chiens, qu'elle croyait solidement attachés avec les
cheveux infernaux, se précipitèrent et bondirent sur elle à leur tour. Un
combat furieux s’ensuivit. La sorcière, qui ne s’attendait pas à cette
attaque inopinée des chiens, commença à se repentir de sa témérité.
"Cheveux, tenez-les ! Retenez-les bien" hurlait-elle en croyant que les
chiens avaient été attachés avec la tresse de cheveux. A force de le
crier, obéissant à cet ordre, les cheveux finirent par serrer si fort
qu’ils brisèrent la poutre en deux. Alors, la sorcière se retrouvant
entièrement à la merci des chiens, tenta une retraite. Mais les chiens ne
lachaient pas prise et lui mordaient si cruellement la poitrine, qu’elle
ne pouvait plus s’en défaire. En poussant des cris perçants et des
hurlements, la sorcière de Laggan réussit à se traîner dehors, traînant
après elle les chiens, si étroitement accrochés qu'ils ne desserrèrent
leur prise que lorsqu'elle leur eut brisé toutes les dents. Elle se
métamorphosa alors en corbeau et s’envola par dessus les montagnes en
direction de sa maison. Les deux chiens fidèles, épuisés et en charpie,
rentrèrent auprès de leur maître. Quand il voulut les caresser, ils
s’écroulèrent à ses pieds et moururent. En déplorant leur perte, sa
douleur étant identique à celle de parents pleurant sur la dépouille de
leur enfant, il enterra ses dévoués compagnons. Puiis il rentra chez lui
auprès de sa famille.
Son épouse n'était pas là quand il
est rentra, mais elle revînt bientôt. "Où êtes-vous allée, mon
amour ?" demanda-t-il. "Je suis allée rendre visite à la Bonne Dame de
Laggan, qui vient de tomber si malade qu’on craint qu’elle n’ait plus
beaucoup de temps à vivre." "Eh ! Eh !, dit-il, qu’a donc cette digne
femme ?" "Elle a passé toute la journée dans la mousse de ses tourbières
et a été brusquement prise d’une colique soudaine, sans doute parce
qu’elle avait les pieds trempés. Maintenant tous ses amis et tous ses
voisins s’attendent à son départ." "La pauvre femme ! Je suis
désolé pour elle. Préparez-moi à dîner. Il serait juste que je me rende
également à son chevet." Ayant terminé on repas, le chasseur se
rendit immédiatement à la maison de Laggan, dans laquelle il trouva un
grand rassemblement de voisins qui pleuraient très sincèrement, la
mort annoncée d’une femme qui jusqu’alors avait toujours été considérée
comme vertueuse. Le chasseur, bouillant de rage, s’approcha du lit de la
malade et dans un geste de colère arracha draps et couvertures qui
couvraient la femme. Le cri perçant de la sorcière, maintenant découverte,
alerta l’assemblée qui se précipita dans la chambre. "Contemplez l'objet
de votre sollicitude, dit-il. Ce n'est rien d’autre qu'une sorcière
infernale. Aujourd'hui, elle m'a appris qu’elle était présente lors
de la mort du Laird de Razay, et il y a quelques heures seulement, elle a
tenté de m’en faire partager le sort. Cette nuit, elle a payé pour tous
les crimes de son horrible vie." Il raconta alors tous les détails
de l’agression dont il avait été victime et qui étaient trop bien
corroborés par les blessures significatives qu’elle portait sur le corps.
L’assemblée toute entière fut bientôt parfaitement convaincue de sa
culpabilité. Le châtiment habituel était sur le point de lui être infligé
lorsque la malheureuse prit la parole :
"Mes amis qui êtes venus assister à
mon agonie, épargnez à une vieille connaissance déjà aux portes de la
mort, tout autre supplice dégradant. Mes crimes et ma folie
m’apparaissent maintenant sous leur véritable jour, tandis que mon vil et
perfide séducteur, l'ennemi de vos intérêts temporels et spirituels, rit
de moi et de ma détresse. Comme récompense pour avoir si fidèlement
servi ses intérêts, en séduisant tout ce qui était aimable et en
détruisant tout qui était bon, il condamne maintenant mon âme aux
tourments éternels. Que mon exemple soit un avertissement à toutes
les personnes d’éviter la roche fatale sur laquelle je me suis dédoublée.
Pour vous inciter à vous conformer à ce que je viens de vous dire, et
pour expier mes fautes extrêmes, je vais vous raconter la terrible
histoire de ma vie." Alors l'épouse de Laggan raconta en long et en
large la façon dont le Mauvais l’avait séduite pour qu’elle se mette à son
service et tous les faits criminels auxquels elle avait participés. Elle
termina en leur racontant la mort de Macgillichallum de Razay et son
agression contre le chasseur. Puis elle expira.
Un voisin de l'épouse de Laggan
revenait de Strathdearn où il avait dû se rendre pour affaires, et
rentrait à la nuit tombée chez lui. Il venait de pénétrer dans la sombre
forêt de Monalea, dans la région de Badenoch, quand il croisa une femme
vêtue de noir qui marchait très vite. Elle lui demanda, sans
chercher à dissimuler son agitation, à quelle distance elle se trouvait du
cimetière de Dalarossie et s’il pensait qu’elle pourrait l’atteindre avant
minuit. Le voyageur lui dit que c’était possible si elle continuait
à marcher à cette allure. Elle repartit alors à vive allure sur la
route, avec des lamentations de découragement et le voyageur continua la
sienne vers Badenoch. Il n'avait pas marché bien longtemps quand il croisa
un grand chien noir qui se déplaçait très rapidement comme s’il avait
suivi une piste ou flairé des empreintes de pas. Puis un peu plus
loin il en vit un second qui procédait comme le premier. Le second chien
venait à peine de passer quand il vit un robuste cavalier noir monté sur
un magnifique coursier noir qui suivait la même piste que les chiens.
"Dites-moi, dit le cavalier au voyageur. Avez-vous croisé une femme
sur la colline ?" Le voyageur répondit affirmativement. "Avez-vous
vu un chien peu de temps après ?" insista le cavalier. Le voyageur
lui dit que oui. "Et, ajouta le cavalier, croyez-vous que le chien
la rattrapera avant qu'elle ait atteint l'église de Dalarossie ?"
"En tout cas, il était sur ses talons." Chacun poursuivit alors de
son côté. Mais avant que le voyageur soit arrivé en vue de Glenbanchar, le
cavalier le rattrapa. La femme était étendue en travers de sa selle,
l’un des chiens lui fourrageant la poitrine tandis que l’autre était
suspendu à sa cuisse. "Où l’avez-vous rattrapée ?" s'enquit
le voyageur. "Juste au moment où elle entrait dans le cimetière de
Dalarossie." Telle fut la réponse.
Quand le voyageur fut rentré chez
lui, on lui rapporta l’histoire de la malheureuse épouse de Laggan. Il eut
ainsi l’explication des diverses rencontres qu’il avait faites en chemin.
Il avait sans aucun doute, croisé l'âme de l'épouse de Laggan
s’enfuyant devant les esprits infernaux auxquels elle s'était vendue pour
chercher protection dans le cimetière de Dalarossie, endroit si
sacré qu'une sorcière est immédiatement libérée de tous ses liens avec
Satan si morte ou vive, elle y vient en pélerinage. Mais il semble
que la malheureuse épouse de Laggan y soit parvenu un instant trop tard.
21. Le meunier de Holdean
Un jour que le meunier de Holdean, dans le
Berwickshire, était en train de réduire une mouture (melder, grinding)
d'avoine, appartenant à un fermier voisin, après une dure de journée de
travail, il se sentit fatigué. Il s’allongea sur un tas de paille et
s’endormit rapidement. Quelques temps après, il fut réveillé par un bruit
confus, comme si le killogee, l'espace vide devant la cheminée du
four, était rempli de personnes parlant toutes ensemble. Il écarta la
paille des bords du four et regarda en bas. Il put voir un grand nombre de
pieds et de jambes pataugeant dans les cendres, comme si leurs
propriétaires appréciaient la chaleur du feu à peine éteint. Il tendit
l’oreille et put distinctement entrendre : "Que penses-tu de mes petons ?"
Ce à quoi une autre voix répondit : "Et que penses-tu des miens ?"
Nullement intimidé, bien que très surpris, le meunier au coeur vaillant
attrapa son beer mell, un grand marteau en bois, et le lança vers
le bas au milieu de ses visiteurs. Les cendres se mirent à voler partout.
Le meunier prit une grosse voix pour crier : "Que pensez-vous de mon gros
marteau dans vos jambes ?" (What think ye o’ my meikie mell amang a’
thae legs o’ yourn ?) Une affreuse débâcle eut immédiatement
lieu au sortir du four accompagnée de hurlements et de cris qui se
transformèrent en rire sauvage. Finalement, aux oreilles du meunier
parvinrent ces mots chantés sur un ton moqueur :
Montez et volez devant la tour de
Rhymer
Ha, ha, ha, ha!
L’astucieux meunier nous a séduit
Sinon nous lui aurions dérobé sa chance
Durant les sept ans à venir
Et aurions fait couler de l’eau
impure
Pendant que le meunier dormait.
(Mount and fly for Rhymer’s tower,
ha, ha, ha, ha ! The pawky [Artful] miller hath beguiled us, Or we wud hae
stown [stolen] his luck, For this seven years to come And mickle water wud
hae run While the miller slept.)
22. L’épouse du fermier de Deloraine
La sorcellerie n’est pas aussi
flagrante dans cette histoire, mais nous ne serons pas très loin de la
vérité en prétendant qu’elle est largement sous-entendue. Nous
commencerons en rappelant qu’il était dans l’usage - et peut-être est-ce
encore le cas aujourd’hui - dans les Lowlands d’Ecosse, comme dans
d’autres régions isolées, pour les tailleurs de quitter leurs ateliers
pour la journée pour aller travailler dans les fermes des alentours.
L’épouse du fermier de Deloraine engagea ainsi, pour la journée, un
tailleur, ses ouvriers et ses apprentis, les priant de venir tôt le matin.
Ils vînrent donc suffisamment tôt pour partager le petit déjeuner de la
famille qui se composait de porridge et de lait. Durant ce repas, l’un des
apprentis fit remarquer que la cruche de lait était presque vide. A la
suite de quoi, la maîtresse de maison se glissa dehors par la porte de
derrière avec un seau à la main pour aller en rechercher. La curiosité du
garçon fut éveillée car il avait entendu qu’il n’y avait plus une goutte
de lait dans la maison ; aussi il la suivit en tapinois, se cacha derrière
la porte et la vit tourner une goupille dans le mur, d’où il se mit à
couler un ruisseau de vrai lait dans le seau. Elle fit à nouveau tourner
la goupille et le lait s’arrêta de couler. Une fois revenue, elle
resservit un bol de lait aux tailleurs et ils trempèrent avec plaisir le
reste de leur porridge dedans.
Vers midi, pendant que nos tailleurs
étaient activement occupés avec la garde-robe du fermier, l’un d’eux se
plaignit d’avoir soif et demanda un bol du lait qu’il avait eu le matin. "S’il
n’y a que ça, je te l’apporte !" dit l’apprenti. La maîtresse de maison
n’étant pas là, il abandonna son travail, refit le même chemin que le
matin, tourna la goupille et remplit rapidement un seau. Mais hélas, rien
à faire pour arrêter le ruisseau de lait qui n’en finissait pas de couler.
Il pouvait tourner la goupille tant qu’il voulait, rien n’y faisait. Il
appela les autres garçons pour qu’ils viennent l’aider. Mais ils ne purent
apporter que des bacs et des seaux qu’ils avaient trouvé dans lacuisine et
qui furent vite pleins. Quand la confusion fut à son comble, la maîtresse
de maison fit irruption au milieu des garçons déconcertés. Elle était
furibonde et leur dit ironiquement : "Espèce d’imbéciles ! Vous venez de
tirer le lait de toutes les vaches qui paissent entre ici et Yarrow.
Aujourd’hui, pas une vache de ce secteur ne donnera la moindre goutte de
lait à son propriétaire et il risque de mourir de faim !" ("A’ye loons!
ye hae drawn all the milk fra every coo between the head o’ Yarrow an’ the
foot o’t. This day ne’er a coo will gie her maister a drop o’ milk, though
he war gawing to starve.") Les tailleurs prirent leurs cliques et
leurs claques honteux, et à partir de ce jour-là, les femmes de Deloraine
ne servirent plus à leurs tailleurs autre chose que des chappit ‘taties
et du chou frisé d’Ecosse.
23. La toile volée
Il y a quelques temps, je me rendis
chez un de mes paroissiens les plus âgés, un ancien maître du métier à
tisser, qui en vînt à me parler de son époque. Parmi d’autres sujets, il
me raconta la disparition, quelques années plus tôt, d’une toile de lin
qui avait été mise à blanchir, un soir d’été, au bord de la rivière au
pied de la glèbe (glebe). Les pêcheurs, ce soir-là,
brûlaient l’eau du Skerry : ils pêchaient le saumon en le harponnant à
la lumière de leurs torches. L’homme qui avait la garde de la toile s’en
alla voir les saumons harponnés et quand il revînt celle-ci s’était
envolée. Naturellement, cette nouvelle fit sensation. L'histoire fut
bientôt le sujet de conversation de toute la communauté et les soupçons se
portèrent sur bon nombre de personnes car il y avait des mètres de toile
de lin.
La toile appartenait à un personnage
très important, rien moins que la howdie, la vieille sage-femme du
village, qui n'était pas disposée à renoncer si facilement à son bien.
Elle fit appel à un homme avisé (magicien) de Leitholm, et le jour suivant
confia à son ami le tisserand, mon informateur, que le voleur serait
confondu, parce que l'homme avisé allait tourner la clef. Le
tisserand était impatient d’assister à quelque diablerie. La howdie
amena l’homme sage chez elle et la porte fut fermée à clé sur les quatre
personnes présentes. Le magicien procéda ainsi : il prit une petite clef
et l'attacha à une ficelle qu’il noua dans la bible de famille à un
endroit particulier, la clef pendant à l’extérieur. Puis il lut deux
chapitres de cette bible, dont l’un était l'histoire de Saul et de la
sorcière d'Endor. Il demanda alors à la sage-femme et à l’un des hommes de
l’assistance de maintenir la clé avec l’extrémité de leurs index, et en
restant dans cette position d’énumérer tous les noms des suspects.
Beaucoup de noms défilèrent et la
clef restait entre leurs doigts, quand soudain l'homme avisé s’écria : "Pourquoi
ne citez-vous pas Jock Wilson ?" Ils le nommèrent aussitôt et
immédiatement la clef tomba ou plutôt échappa à l’extrémité de leurs
doigts. La nouvelle se répandit qu’on avait découvert le voleur grâce à la
clef qui avait été tournée et que c’était Jock Wilson ! Il
prétendit cependant qu’il n’était pas homme à accepter de tels
insinuations, mais sans aucun doute un homme honnête. Il déclara : "Il
n’est pas dit que le diable fera de moi un voleur." Il se rendit donc chez
un homme de loi, et après des discussions à n’en plus finir, on cessa de
débattre sur le sujet et Jock Wilson innocenté. Mais la plupart des gens,
conclut le tisserand, prétendit que l’homme de loi avait été suborné :
"Car il aimait l’argent". ("for he aye likit a dram") |